Avocat, membre de la Ligue des droits de l’Homme, Arié Alimi refuse de mettre sur le même plan l’antisémitisme ontologique et structurel de l’extrême droite et celui, opportuniste, de certains à la France insoumise.
Coauteur d’une tribune très commentée dans Le Monde avec l’historien Vincent Lemire (qui s’est récemment exprimé dans nos colonnes sur le conflit israélo-palestinien), l’auteur du livre Juif, français, de gauche… dans le désordre (La Découverte, 2024) appelle à ne pas se tromper de combat.
Nombre de commentateurs considèrent que le Rassemblement national échappe à la qualification d’extrême droite car Marine Le Pen aurait rompu avec son père, Jean-Marie Le Pen, et le parti avec son fondateur. Le RN ne serait plus dangereux, mais respectable. Qu’en pense le militant et avocat des droits de l’Homme que vous êtes ?
Arié Alimi : Il suffit de lire son programme pour voir que le Rassemblement national est toujours et peut-être plus que jamais, un parti d’extrême droite. Ce parti prône la « priorité nationale », qui remonte dans l’histoire au slogan « La France aux Français » qui figurait au frontispice de La libre parole, le journal violemment antisémite et antirépublicain de Drumont.
Il suffit de considérer la succession de candidats ou de cadres du RN issus du Gud, groupuscule violent, raciste, homophobe. Ou de se rappeler que son président, Jordan Bardella, a expliqué que les propos négationnistes de Jean-Marie Le Pen sur les chambres à gaz, condamné par les tribunaux, n’étaient pas antisémites. Oui, on doit clairement dire que le Rassemblement national est d’extrême droite.
Néanmoins, le RN affiche son philosémitisme. Il a participé à la manifestation contre l’antisémitisme à l’appel du président du Sénat et de la présidente de l’Assemblée nationale, et des personnalités de la communauté juive dont Serge Klarsfeld préfèrent un vote RN à un vote à gauche…
A. A. : Objectivement, l’extrême droite a une stratégie habile, qu’on peut aussi qualifier de perverse : elle a, au fil des années, mené une bataille culturelle globale, ainsi qu’au sein de la communauté juive afin de se fabriquer une autre figure, plus présentable. Mais les responsables du RN se proclament les défenseurs de la communauté juive pour plus aisément stigmatiser les musulmans.
Opposer deux communautés et exprimer l’amour des juifs pour proclamer impunément son islamophobie, c’est toujours de l’antisémitisme
Ce philosémitisme d’apparence permet d’exprimer une autre forme de racisme. L’islamophobie est en soi une forme d’antisémitisme dans sa conception puisqu’elle est construite autour de l’idée d’un complot fomenté par un peuple pour dominer la France et le monde.
Comme quoi, opposer deux communautés et exprimer l’amour des juifs pour proclamer impunément son islamophobie, c’est toujours de l’antisémitisme. Considérer qu’on peut utiliser comme des objets les juives et les juifs de France dans le champ politique, c’est déjà une forme d’antisémitisme, puisque l’on les réifie.
Je regrette profondément que des gens se fassent avoir par ce double discours, notamment Serge Klarsfeld. Je note son évolution récente, puisqu’il y a deux ans, il ne tenait pas le même langage. Je comprends qu’un homme qui a combattu et chassé les nazis ait un prisme particulièrement intense s’agissant de la protection des juifs. Mais ne penser le débat politique que par son identité juive, cela fait le jeu de l’extrême droite raciste.
Mais depuis, il y a eu les massacres terroristes du Hamas. N’est-ce pas ce qui a provoqué cette panique communautaire chez les Français juifs, aggravée par l’absence de condamnation ferme par des responsables de La France insoumise ?
A. A. : Je ne parlerais pas d’une panique communautaire mais d’une peur tout court. Il y a une terreur chez les juifs, liée à la peur ancestrale de la résurgence des persécutions, dans laquelle on se construit quand on est juif. Depuis le 7 octobre, on assiste à une résurgence des actes antisémites, des propos, des discours antisémites, liés à la situation israélo-palestinienne, comme c’est toujours le cas à chaque crise entre Israéliens et Palestiniens.
Dans cette configuration, un parti politique, La France insoumise a adopté une stratégie électorale dangereuse. Non pas parce qu’il s’agissait de défendre la lutte du peuple palestinien, lutte légitime, nécessaire et que je partage. Mais parce que la masse des discours franchissait les lignes rouges de l’antisémitisme, y compris chez certaines personnalités de ce parti. Ils ont aussi montré une insensibilité aux liens qui unissent les Français juifs à la chose israélienne.
Tout ceci a diabolisé effectivement La France insoumise dans la communauté juive de manière presque définitive, y compris chez les juifs de gauche qui n’ont pas compris ce qu’il se passait. Mais ce n’est pas du tout le même antisémitisme que celui de l’extrême droite, ontologique et structurel.
Je pense que La France Insoumise aurait beau jeu d’affirmer non seulement que l’antisémitisme n’est pas résiduel comme on a pu l’entendre de la bouche de Jean-Luc Mélenchon, ce qui est d’après moi une faute politique majeure compte tenu de l’augmentation des actes antisémites depuis le 7 octobre, mais surtout de reconnaître qu’il y a eu des discours qui ont franchi les lignes rouges. Le fait de les assumer et d’entamer un travail là-dessus, comme on fait un travail sur le racisme ou le sexisme qui existent aussi à gauche, devrait permettre une vraie clarification au sein des gauches.
Dans une tribune, vous qualifiez l’antisémitisme de certains dirigeants de LFI comme « contextuel, populiste, électoraliste ». On pourrait résumer par « opportuniste ». N’est-ce pas ignorer le travail idéologique de certains courants décolonialistes de l’extrême gauche, pour qui Israël et ceux qui le soutiennent, donc en France les juifs, sont du parti colonial, contre les décoloniaux représentés par les Palestiniens et ceux qui les soutiennent, à savoir les musulmans ?
A. A. : Effectivement, on observe une poussée d’une mouvance décoloniale, car il en existe plusieurs qui n’ont pas du tout les mêmes analyses. Par exemple, je me considère personnellement comme juif décolonial, et je ne partage pas l’analyse du Parti des indigènes de la République ou de Paroles d’honneur, qui crée une dichotomie entre les Blancs et les autres, entre dominants et dominés, exclusivement.
Et faire une analyse exclusive sur un rapport de domination alors que nous nous mouvons dans des identités bien plus complexes et enchevêtrées, c’est faire une erreur fondamentale qui essentialise les personnes.
Pendant la campagne des élections européennes on a pu voir ce parti et certains penseurs et penseuses de cette mouvance se rapprocher et irriguer la pensée de La France insoumise. Cela a été dramatique.
Lorsqu’on utilise des stéréotypes, lorsqu’on vise l’identité juive dans le cadre de la critique de la politique israélienne, on franchit la ligne rouge
Je précise une chose : ce n’est pas parce qu’on milite pour les Palestiniens au moment où ils se trouvent sous les bombardements qui ont fait plus de 40 000 victimes dont une majorité de civils, qu’on est antisémite, loin s’en faut. L’antisionisme n’est pas assimilable à l’antisémitisme.
En revanche, lorsqu’on utilise des stéréotypes, lorsqu’on vise l’identité juive dans le cadre de la critique de la politique israélienne, on franchit la ligne rouge. Et malheureusement, il y a eu un grand nombre de franchissements de cette ligne pendant la campagne des européennes.
Vous en parlez au passé ?
A. A. : Oui. Car je ne vois plus le moindre tweet à propos de la Palestine du côté de LFI. Donc oui, il y a une forme d’opportunisme. Les soutiens de la cause palestinienne dont je suis vont d’ailleurs se retrouver bien dépourvus ! Mais j’y vois le résultat des discussions entre les partis de gauche au lendemain du scrutin du 9 juin. Avec le Nouveau Front populaire, La France insoumise peut sortir de ses ambiguïtés antisémites.
Il fut une époque où le combat contre les racismes réunissait des juifs et des Arabes, des Noirs. Ce n’est plus le cas. Comment être antiraciste aujourd’hui ?
A. A. : Je pense que c’est toujours le cas. Ce serait une victoire de l’extrême droite si elle parvenait à diviser les luttes contre le racisme, puisque le principe de l’antiracisme c’est justement de ne pas diviser les luttes. Tous les racismes, tous les antisémitismes, toutes les discriminations envers les LGBTQIA+ ont des histoires et des natures différentes et il faut comprendre comment les combattre distinctement. Mais ces luttes doivent rester indivisibles, car lorsqu’apparaissent des oppositions, ça profite à ceux qui expriment le racisme et l’antisémitisme.
Evidemment, la situation israélo-palestinienne crée des fractures au sein des gauches. C’est un constat que nous partageons tous. La question à laquelle nous devons répondre est : comment refaire de la pédagogie sur les mots qui fracturent et qui portent des contenus différents en fonction de ceux qui les utilisent. A savoir : antisémitisme, antisionisme, sionisme, et juif tout court.
Le problème des gauches, c’est que ses partisans ne parlent pas de la même chose lorsqu’ils utilisent les mots. Il faut donc retrouver les définitions séquentielles, notamment historiques, de ces mots pour qu’on retrouve une langue commune. C’est par là qu’on arrivera à restaurer le combat antiraciste indivisible.
Le programme du NFP, qui rejette le « projet théocratique du Hamas », définit les « crimes terroristes » du 7 octobre et fait de la lutte contre l’antisémitisme une priorité, marque-t-il le début de ce travail-là ?
A. A. : Les propos et les stéréotypes antisémites que l’on a pu entendre depuis le 7 octobre ont laissé des traces. Mais ce sont des discours et d’autres discours permettent aussi de changer rapidement les esprits. La France insoumise a signé cette déclaration qui exprime de manière claire et sans ambages la volonté de lutter contre tous les antisémitismes et tous les racismes, contre tous les discours qui visent les juifs. Donc oui, le programme du NFP est salutaire.
Malheureusement, ces discours à connotation antisémite ont imprégné la société et le reste du champ politique et sont utilisés par le RN mais également les centristes pour attaquer le Nouveau Front populaire.
Il y a une différence de nature et de dangerosité entre l’antisémitisme ontologique et structurel du RN […] et les discours opportunistes qui se sont exprimés à La France insoumise pendant une période particulière
Notre travail doit donc distinguer les antisémitismes. Non pas pour dire qu’il y aurait un bon et un mauvais antisémitisme, mais dire que des réponses différentes doivent être apportées selon les antisémitismes auxquels on a affaire. Comme devant un tribunal qui ne juge pas un meurtre de la même manière qu’un tweet.
Je pense profondément qu’il y a une différence de nature et de dangerosité entre l’antisémitisme ontologique et structurel du RN qui porte en lui une destruction de l’Etat de droit et de la démocratie – et donc la destruction des luttes antiracistes et contre les discriminations – et les discours opportunistes qui se sont exprimés à La France insoumise pendant une période particulière et qui, je l’espère, sont derrière nous. Encore faut-il ne pas être dans le déni.
Pourtant, le RN affirme vouloir conserver l’Etat de droit et la démocratie. Avons-nous fait collectivement des erreurs en cessant de le diaboliser sur son passé et en voulant le contrer rationnellement sur ses propositions ? Comment fait-on pour le combattre aujourd’hui ?
A. A. : Le projet général du RN centré sur la priorité nationale porte en lui la destruction de l’Etat de droit. C’est par essence un projet antidémocratique, car il est antinomique du principe d’égalité dont Alexis de Tocqueville écrivait qu’il est le droit à l’origine de tous les droits fondamentaux et donc de la démocratie.
La priorité nationale est le cheval de Troie qui permettrait de détruire le projet démocratique et républicain
La priorité nationale est le cheval de Troie qui permettrait de détruire le projet démocratique et républicain. Mais lorsqu’on entend « priorité nationale », on ne voit pas les conséquences dramatiques que peut apporter un tel programme. Oui, pour moi, le projet inscrit dans le programme de l’extrême droite vise à détruire la démocratie.
Le RN et la droite dure qui l’a rejoint progressivement attaquent les juges, la Cour européenne des droits de l’Homme, le Conseil constitutionnel, la Constitution, les institutions, le journalisme. La première mesure annoncée par l’extrême droite est de privatiser l’audiovisuel public, qui est un lieu unique de pluralisme presque absolu dans le paysage médiatique français. L’objectif est de le vendre à des puissances financières privées comme celle de Vincent Bolloré afin de mener plus facilement encore sa bataille culturelle.
C’est une question fondamentale : est-ce que nous combattons bien l’extrême droite aujourd’hui ? Malheureusement, une bataille culturelle a été menée et perdue. Le discours rationnel sur le danger que représente l’extrême droite n’est hélas plus audible car une succession de pouvoirs politiques a affaibli les services publics et a généré dans une grande partie de la population le sentiment de déconsidération et de mépris, qui s’exprime dans le vote RN. C’est autrement qu’on parviendra à la reconquérir et à lui donner envie de voter pour des valeurs sociales et de progrès.
A vous entendre, il manque à la gauche un supplément d’âme ?
A. A. : Les partis de gauche étaient, on l’a oublié, des partis populaires qui emportaient l’adhésion d’un grand nombre de citoyens. L’une des erreurs, en particulier du PS, c’est de s’être notabilisé et de rompre avec la stratégie du parti de masse.
Ce supplément d’âme, je crois que la plupart des militants de gauche l’ont encore, mais il faut retrouver une stratégie commune. Je ne suis pas sûr que cinq ans ou dix ans de travail suffiront à compenser la bataille culturelle perdue. Il faut s’y atteler tout de suite, car dans vingt ans nous y serons encore.
Néanmoins, nous avons des élections législatives dans moins d’une semaine. La stratégie des centristes au premier tour consiste à mettre en équivalence le NFP et le RN pour capter les « swing électeurs » de centre gauche. C’est à ces électeurs qu’il faut s’adresser pour les convaincre que les projets du RN et du NFP sont de nature et de dangerosité radicalement différentes.
Source link : https://www.alternatives-economiques.fr/arie-alimi-nouveau-front-populaire-france-insoumise-sor/00111564
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Publish date : 2024-06-25 13:44:00
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