Le Nouveau Front populaire est présenté comme une union d’extrême gauche malgré un programme keynésien réformiste.
© NnoMan Cadoret/Reporterre
Un mécanisme connu sous le nom de proférence, explique-t-il : proférer un mot suffit à le faire exister. À l’instar de « l’islamogauchisme », concept dénué de toute réalité scientifique mais bien ancré dans les têtes à force d’être proféré à longueur d’antenne, et ayant in fine un effet concret sur le monde réel en affaiblissant une partie de la gauche.
Le piège tendu au Nouveau Front Populaire passe principalement par deux procédés rhétoriques, selon Damon Mayaffre : l’oxymore et le renversement de la charge. « L’oxymore, c’est dire tout et son contraire : parler d’islamogauchisme, comme on parlait de judéobolchévisme dans l’entre-deux guerres, est un non-sens absolu mais c’est d’une efficacité rhétorique suprême. Face à un tel non-sens, l’adversaire politique visé est dépourvu de tout argument pour s’en sortir », décrit-il.
L’autre arme consiste à renverser l’accusation : « La gauche avait un boulevard pour attaquer l’extrême droite sur l’antisémitisme. Mais en étant accusée la première, alors même que la gauche dreyfusarde s’est construite contre l’antisémitisme, elle se retrouve empêtrée dans la suspicion, et même accusée de vouloir faire diversion lorsqu’elle pointe l’antisémitisme de l’extrême droite. Celui qui dégaine le premier gagne… »
Le macronisme ou l’opportunisme du langage
Maltraiter le langage et son indexation sur le réel pour arriver à ses fins n’est pas un procédé nouveau. Mais il est devenu une marque de fabrique du macronisme. L’irresponsabilité de la parole publique semble être devenue la nouvelle norme tant le mensonge éhonté et frontal s’est imposé de manière décomplexée. Exemple parmi de nombreux autres : face aux multiples accusations de viol visant Gérard Depardieu et aux preuves flagrantes de comportements choquants, Emmanuel Macron peut défendre l’acteur en dénonçant une « chasse à l’homme » un jour, puis assurer n’avoir « jamais défendu un agresseur face à des victimes » quelques semaines plus tard.
« Dès 2017, Macron a été élu sans programme clair : il est une simple construction discursive », souligne Damon Mayaffre.
© Ludovic Marin / Reporterre
« Cette liberté de parole est assumée chez Emmanuel Macron, souligne Damon Mayaffre. L’absence de corpus idéologique revendiqué laisse particulièrement la place à cet opportunisme de langage. Dès 2017, Macron a été élu sans programme clair : il est une simple construction discursive. Je pense qu’il est en conscient, et même qu’il le théorise. Lors du “grand débat”, il avait prévenu que celui-ci ne se traduirait pas en grande loi. C’est le débat pour le débat, les mots pour les mots. Il peut ainsi se “payer de mots” au sens propre. Ça a fonctionné de manière miraculeuse pendant sept ans. »
Emmanuel Macron peut ainsi tout à la fois reprendre à son compte des mots et concepts d’extrême droite comme « l’immigrationnisme » supposé de la gauche, stigmatiser les personnes transgenres, rendre hommage au maréchal Pétain, invoquer le penseur vichyste Charles Maurras, avant d’appeler, après le premier tour des élections législatives, à un barrage républicain contre l’extrême droite.
« Les rumeurs et calomnies s’amplifient avec frénésie »
Cet « opportunisme du langage » a toutefois son revers : celui de la « décrédibilisation de la parole », que pointe au média Arrêt sur images le philosophe Marc Crépon. Entre le pouvoir et le peuple, « il n’y a plus de langage commun », alerte-t-il.
Au point de rendre aujourd’hui inaudible tout appel au barrage républicain contre le Rassemblement national, parti réellement « extrême », lui, et faisant peser une menace antisémite, raciste et antirépublicaine sur le pays. Une alerte d’autant plus confuse que le langage macroniste aura participé au « confusionnisme » dont parle le politologue Philippe Corcuff au journal L’Humanité. Le mot « république » était il y a encore trente ans utilisé par opposition à l’extrême droite, explique-t-il, avant que la « réinvention conservatrice du contenu du mot république, associé au sécuritaire, à la police, à l’identité nationale » ne dévoie le terme de son sens initial.
Lutter contre l’écrasement médiatique
Cette manipulation à l’extrême du langage ne peut bien sûr s’imposer qu’avec la complicité des médias de masse. Cette stratégie de proférence du discours « ne fonctionne que parce que le discours médiatique le reprend », souligne Damon Mayaffre. « Le storytelling de l’extrême droite est repris en boucle par certains médias, les rumeurs et calomnies s’amplifient avec frénésie à une cadence décuplée par les chaînes d’information et les réseaux sociaux. Il y a clairement une dimension intentionnelle, idéologique, de la part des médias, dans la volonté d’attaquer le programme de la gauche », affirme Mathias Reymond.
Le chercheur pointe les biais classiques qui gangrènent les médias : leur concentration dans les mains de quelques milliardaires, l’homogénéisation idéologique d’une partie des journalistes qui y sont salariés, l’autocensure des autres, la précarisation et le modèle low cost des rédactions qui favorisent l’intervention de « fast thinkers » en plateau, des gens qui parlent de tout sans être spécialistes de rien, au détriment du travail journalistique de fond.
Europe 1, CNews… Le milliardaire Vincent Bolloré a mis son empire médiatique au service de l’extrême droite.
© Zakaria Abdelkafi / AFP
L’acmé de la faillite intellectuelle des médias a été atteinte le 28 juin par David Pujadas et Apolline de Malherbe. Les deux vedettes du PAF (paysage audiovisuel français) ont tranquillement défendu, sur le plateau de l’émission « Quotidien », leur refus de nommer « extrême droite » le parti de Marine Le Pen.
« En France, ces chaînes d’actualité incessante m’apparaissent à ce point phagocytées, idéologiquement, que je peine parfois à les distinguer des programmes officiels dont j’étais abreuvé en URSS, entre 1987 et 1989 », s’inquiétait en 2023 Marc Crépon auprès de Mediapart.
Cette inquiétante pente autoritaire sur laquelle nous placent cette novlangue et cette propagande a pour effet de nous écraser sous un sentiment d’impuissance et de découragement, alerte le philosophe. Il est capital, dit-il, de « résister à la mélancolie de l’histoire ». Contre la concentration des médias, contre la post-vérité et le langage totalisant des politiques extrémistes, il est urgent, selon l’expression de Marc Crépon, de pousser « un cri contre l’étouffement ».
« Ça n’arrivera pas chez nous », pensions-nous.
Que les discours de l’extrême droite soient totalement banalisés dans le débat public.
Que les journalistes soient surveillés, écoutés, menacés.
Que « médias » rime avec « propagande ».
Et pourtant…
En France, des humoristes et émissions sur l’écologie sont censurés et déprogrammés.
En France, l’extrême droite envahit les plateaux TV et radio et choisit ses journalistes.
En France, le Rassemblement National est aux portes du pouvoir.
À Reporterre, nous savons qu’il n’y a pas de démocratie sans presse libre, sans contrôle de l’action des pouvoirs politiques et économiques. Nous croyons aussi fermement que l’écologie est l’enjeu majeur de notre époque.
C’est pour ça que, depuis onze ans, notre journal est accessible librement et sans publicité, pour tous.
Nous sommes un média à but non lucratif, sans actionnaire ni propriétaire.
Nous enquêtons donc librement : personne ne modifie ce que vous lisez.
Mais ce travail a un coût.
Celui des rémunérations de nos 26 salariés, dont 19 journalistes.
Celui des reportages menés sur le terrain, au plus près des luttes environnementales.
Celui des centaines de milliers de lettres d’info envoyées chaque semaine pour vous informer.
Aujourd’hui, seulement 0,8% de nos 2 millions de lecteurs mensuels soutiennent Reporterre.
0,8% de nos lecteurs représentent plus de 98% de nos revenus.
Leur soutien est le garant d’un travail journalistique sérieux et indépendant, capable de faire avancer la cause écologique, et la démocratie.
Quels que soient vos moyens, nous travaillons pour vous, pour que demain soit meilleur.
En moins de 2 minutes, et dès 1 euro, vous pouvez avoir chaque mois un impact fort en faveur de la presse libre, de la démocratie et de l’écologie.
Je rejoins les 0,8%
Abonnez-vous à la lettre d’info de Reporterre
Après cet article
Politique
Tweets, pub ciblée… Comment Poutine manipule l’opinion française en faveur du RN
4 juillet 2024 à 14h52
Mis à jour le 5 juillet 2024 à 09h33
Durée de lecture : 9 minutes
Abonnez-vous à la lettre d’info de Reporterre
Source link : https://reporterre.net/La-gauche-diabolisee-plongee-dans-l-ere-du-mensonge-permanent
Author :
Publish date : 2024-07-04 12:52:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.