Le procès en irresponsabilité de la gauche, intenté par les droites et les milieux patronaux, ne date pas d’hier. Mais ces dernières années, il mobilise un angle d’attaque nouveau, qui a servi tout récemment à critiquer le programme du Nouveau Front populaire : il serait « décroissant ».
Le Premier ministre Gabriel Attal a ainsi dénoncé, lors du débat avec Jordan Bardella et Manuel Bompard, diffusé sur TF1 le 25 juin, une vision de « décroissance » chez ce dernier. « Avec vous, il y aurait moins d’émissions parce qu’il y aurait moins d’agriculteurs », a-t-il lâché au coordinateur de la France insoumise.
L’argument est déjà devenu un classique. Quelques jours auparavant, l’essayiste réactionnaire Luc Ferry imaginait dans Le Figaro que Sandrine Rousseau deviendrait ministre de la Décroissance d’un hypothétique gouvernement NFP. La veille, c’est le fiscaliste Frédéric Douet qui jugeait, toujours dans Le Figaro, que « la fiscalité dite “verte” est en fait une confiscation de la richesse nationale par des Khmers verts au nom de la fantasmée décroissance ».
Les milieux patronaux s’inquiètent aussi. Cité par l’Usine nouvelle, Laurent Munerot, le vice-président de l’Union des entreprises de proximité (U2P), a réagi en ces termes à la présentation du programme économique du NFP, le 20 juin :
« Ils comptent sur la croissance, mais on a l’impression qu’ils veulent la décroissance. »
Le mot interdit
Alors, le programme du NFP est-il décroissant, ou mènera-t-il la France dans la décroissance ? Avant de répondre à ces questions, encore faut-il comprendre ce que signifie « décroissance » dans la bouche des uns et des autres.
Dans les invectives venues des droites et des milieux libéraux, la « décroissance » s’entend comme une baisse du niveau de production de richesse. Une récession en somme.
Cette conception est pourtant éloignée du sens donné à la décroissance par ses défenseurs historiques. Celle-ci n’est pas, selon eux, un programme de réduction de PIB, mais consiste plutôt en un rejet du productivisme et de l’idée que la poursuite de la croissance doive être un objectif politique.
Reste que, dans le débat public, la décroissance semble être majoritairement comprise comme l’inverse de la croissance, donc comme une diminution de la richesse collective et individuelle. Difficile à défendre politiquement, le terme est donc très peu repris à gauche.
De nombreux chercheurs ou élus, qui défendent un modèle économique moins productiviste, préfèrent parler de « post-croissance ». Interrogé sur le sujet, François Ruffin affirmait par exemple en mars 2024 sur QG ne pas être décroissant mais « accroissant ».
Je ne suis pas décroissant mais acroissant. Pour moi la croissance n’est plus un objectif. Elle n’est plus un moyen d’améliorer les indices de bien-être. La vraie question c’est : que veut-on produire ? @LibreQG pic.twitter.com/EoYzczyxVy
— François Ruffin (@Francois_Ruffin) March 2, 2024
« Pour moi la croissance n’est plus un objectif. Elle n’est plus un moyen d’améliorer les indices de bien-être. La vraie question c’est : que veut-on produire ? », développait le député de la Somme.
Les théoriciens de la décroissance ne diraient pas autre chose, mais eux assument d’utiliser le terme honni, ce « mot obus » qui sert selon eux à interpeller plus qu’à décrire l’idéologie du mouvement, comme l’écrit le politologue Paul Ariès, promoteur de la décroissance en France.
C’est quoi un programme de décroissance ?
Reste maintenant à savoir à quoi ressemblerait un programme politique de décroissance, ou de post-croissance. Les économistes Cédric Durand et Razmig Keucheyan se sont essayés à l’exercice dans leur ouvrage Comment bifurquer. Les principes de la planification écologique (La Découverte, 2024).
Ils y développent quelles peuvent être les conditions d’émergence d’un régime de « post-croissance ». Et de préciser :
« Cette formulation est plus adéquate que de parler ici en bloc de « décroissance » : si l’on veut réduire drastiquement l’impact écologique des activités économiques et émanciper la production de la quête du profit, certaines activités devront bien croître, au moins dans un premier temps, pour que d’autres soient démantelées : le secteur des énergies renouvelables, par exemple. »
Une fois les termes du débat clarifiés, comment un tel régime pourrait-il advenir ?
« Une manière de concevoir la « post-croissance » est de la découper en trois temps : une première phase de croissance de l’investissement dans des infrastructures « vertes » ; une deuxième où celles-ci permettent une décroissance de l’empreinte matérielle de l’économie. Au cours de ces deux premières phases s’effectuent en parallèle la fermeture des industries polluantes, le démantèlement des infrastructures devenues obsolètes et la reconversion des travailleurs dans des secteurs où ils seront utiles à la bifurcation écologique. Enfin s’ouvre la phase de « post-croissance » : l’économie ne croît plus, elle est « stationnaire », la satisfaction des besoins est démocratiquement maîtrisée », écrivent les deux universitaires.
Le NFP, keynésien et décroissant en même temps ?
La première phase de ce programme, celle des investissements « verts », correspond grosso modo à ce que prévoit le Nouveau Front populaire.
Celui-ci annonce en effet une hausse de la dépense publique dans l’isolation des logements, les énergies renouvelables ou le ferroviaire.
Comme l’écrivent Durand et Keucheyan, construire ces infrastructures plus sobres nécessite d’abord un « big push » d’investissement. Mais, selon eux, « une fois les systèmes énergétiques et agricoles mis sur de nouveaux rails, le même effort n’a pas besoin d’être continuellement répété ».
Outre ces investissements écolos, le programme du NFP prévoit une hausse de l’investissement dans la santé, l’éducation, et une augmentation du Smic et des salaires. Combinées, ces mesures entraînent une hausse des dépenses publiques de 25 milliards d’euros en 2024 et de 100 milliards en 2025.
« Le projet du NFP, c’est de la relance par la demande. Je trouve la critique en “décroissance” venue de la droite assez folle : pour elle, dès qu’on réduit les inégalités par la redistribution, on a moins de croissance. C’est faux », analyse l’économiste Mathilde Viennot, qui a notamment travaillé sur les effets redistributifs du programme du NFP, qu’elle soutient.
« Le NFP propose plus de redistribution et d’investissement public, ce qui se traduira par plus de croissance à court terme. Il s’agit clairement d’un programme keynésien dans ses effets. »
Une analyse partagée par l’ex-vice-présidente de l’Assemblée, la socialiste Valérie Rabault, qui a mesuré que le programme du NFP provoquerait une croissance du PIB de 3 % en 2025 et en 2026. Le double de ce que prévoit la Banque de France pour l’heure.
Un changement de logiciel économique
Mais à plus long terme, le NFP nous mène-t-il vers un « état stationnaire » ou va-t-il maintenir la croissance ?
Selon une note de l’Institut Rousseau publiée ce jeudi, le surcroît de PIB induit par les mesures du NFP se maintiendrait au moins quelques années de plus.
Le cercle de réflexion a intégré les mesures du NFP à un modèle macroéconomique alternatif, et fait tourner ses ordinateurs. Résultat : un PIB de près de 3 200 milliards d’euros en 2030, contre un peu plus de 3 100 milliards d’euros dans le scénario de référence.
On peut donc affirmer, a minima, que le programme du NFP n’est pas récessif, contrairement à ce que lui reprochent ses opposants.
Peut-on pour autant qualifier le NFP de décroissant ? Comme on l’a vu plus tôt, un programme décroissant, ou post-croissant, peut tout à fait générer de la croissance à court ou moyen terme.
La gauche unie assume de vouloir faire décroître certains secteurs néfastes au climat et à la biodiversité, et de faire croître d’autres secteurs plus propres
La gauche unie assume de vouloir faire décroître certains secteurs néfastes au climat et à la biodiversité, et de faire croître d’autres secteurs plus propres. Elle ne fait pas de la croissance l’alpha et l’oméga de sa politique économique. Cela suffit à la disqualifier aux yeux des droites et des libéraux.
Ce changement de logiciel économique est, au fond, conforme à l’esprit de la décroissance. Le collectif « Parti-e-s pour la décroissance » – qui n’est pas un vrai parti – a d’ailleurs apporté son soutien au NFP.
Pour en avoir le cœur net, il faudrait cependant savoir si, à long terme, le programme du NFP mène le pays vers une forme d’état stationnaire, dans lequel les flux de matière et d’énergie diminueraient, alors que les besoins sociaux resteraient démocratiquement satisfaits. Mais cela, le programme ne le dit pas.
Quant à savoir si le PIB continuera d’augmenter dans un monde « post-croissance », c’est encore plus difficile, comme l’explique Mathilde Viennot :
« Il est pour l’heure très compliqué de savoir si le programme du NFP est créateur de croissance ou non à long terme, car de trop nombreux facteurs entrent en jeu, dont certains peuvent diminuer à terme le PIB, par exemple les effets du réchauffement climatique. »
L’économiste rappelle d’ailleurs qu’investir dans des infrastructures plus vertes n’est pas créateur de croissance en soi. C’est ce qu’indique le rapport de référence Pisani-Mahfouz : sur les dizaines de milliards d’euros annuels à investir chaque année pour la neutralité carbone, une partie est rentable, donc créatrice de croissance, une autre ne l’est qu’avec un soutien public, et une dernière partie n’est pas rentable. Mesurer leur effet combiné est donc un sacré défi théorique.
« La discipline économique ne sait pas si un monde post-transition créera de la croissance ou pas », résume Mathilde Viennot. Cette incertitude pose, selon, elle, la question du financement de la protection sociale, qui dépend historiquement de la croissance. Un futur chantier en vue pour la gauche ?
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Publish date : 2024-06-29 04:00:00
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