La période allant du Front populaire à la fin du régime de Vichy, Nicolas Brisset l’étudie à la loupe au quotidien. Cet historien de la pensée économique au sein de l’Université Côte d’Azur, a fait de « ce moment fondateur de la mythologie politique contemporaine » son objet de recherche de prédilection depuis près de 8 ans, au sein du Groupe de recherche en droit, économie et gestion (Gredeg).
Au soir de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron, c’est avec surprise qu’il a vu revenir « aussi rapidement » la notion de Front populaire au cœur du débat public. Puis avec agacement qu’il a observé les fake news sur cette alliance politique des années 30 proliférer. Il démêle le vrai du faux.
Dans quel contexte est né le Front populaire en 1936?
Le Front populaire, c’est l’histoire d’une alliance politique qui unit 3 blocs extrêmement différents: le Parti communiste français (PCF), qui y participe sans toutefois vouloir envoyer de ministre au gouvernement, car c’est un parti révolutionnaire, anticapitaliste, qui s’oppose à la république bourgeoise; la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO), c’est-à-dire les socialistes; mais aussi le Parti radical, centriste. C’est une alliance très large en réaction à la peur, assez viscérale, de la montée du fascisme en Europe et en France à cette époque.
L’idée germe en février 1934, alors qu’un grand rassemblement, considéré par beaucoup comme une manifestation du fascisme en forme de tentative de renversement de la 3e République, tourne à l’émeute à Paris.
Est-ce vrai que le Front populaire a voté les « pleins pouvoirs » à Philippe Pétain?
C’est faux, il n’y a aucun débat entre historiens sérieux sur cette question. Le Front populaire s’arrête en 1938 et ce vote a lieu en 1940, alors que l’alliance n’existe plus. Cela dit, il est vrai que des députés de la SFIO ont voté ainsi. En 1940, 90 parlementaires socialistes votent les pleins pouvoirs constitutionnels, 36 votent contre. En proportion, cela reste néanmoins le parti qui a le moins voté en faveur des pleins pouvoirs. Les députés du Parti radical, qui ont fait partie du Front populaire, l’ont quant à eux quittés en 1938 pour faire alliance avec les partis de droite.
Le Front populaire a-t-il contribué à la défaite de la France face à l’Allemagne nazi en 1940?
On entend, en effet, beaucoup cette critique. L’argument consiste à dire que la baisse du temps de travail de 48h à 40h, l’une des mesures prises par cette alliance, aurait conduit à produire moins, donc à un déficit d’armement du pays conduisant à sa défaite en 1940. Là aussi, la communauté historique s’accorde à dire que c’est faux.
En réalité, le Front populaire, une fois au pouvoir, accepte de creuser le déficit en investissant pour réarmer la France en 1936. Ce que n’avaient pas fait les gouvernements de droite avant lui. Par exemple, quand Philippe Pétain est ministre de la guerre en 1934, il refuse simplement d’allouer des crédits supplémentaires au réarmement du pays.
Économiquement, quel est le bilan du Front populaire?
Il est assez compliqué à dresser car on enchaîne ensuite sur 1938, puis la guerre, l’occupation… A l’arrivée du Front populaire au pouvoir en 1936, quand on consulte les débats parlementaires, ses détracteurs prédisaient une catastrophe économique monumentale en France. Il y a clairement un parallèle avec le discours qu’on entend aujourd’hui à l’encontre du Nouveau Front populaire d’ailleurs. Tous les capitaux allaient fuir, les prix allaient exploser, le pays allait s’enfoncer dans le chômage…
« Le Front populaire de 1936 a connu des difficultés économiques mais la France ne s’est pas effondrée »
De fait, oui, le Front populaire a connu des difficultés, des grandes fortunes vont effectivement essayer d’investir ailleurs qu’en France. Et l’argent investi massivement dans le réarmement de la France l’a conduit à faire une pause dans son programme économique faute de moyens. Néanmoins, la France ne s’est pas effondrée. Et au-delà de la croissance, dont on fait encore trop souvent l’alpha et l’oméga des bilans économiques, il y a eu de nombreuses avancées sur le plan social.
Quelles réformes doit-on au Front populaire?
Il y a notamment la semaine de 40h, l’instauration de deux semaines de congés payés, les conventions collectives dans le monde du travail, des amorces de construction d’un système de retraite, des nationalisations dans l’industrie de l’armement ou encore la création de ce qui va devenir le CNRS.
« La France des années 30 n’est pas celle des années 2020 »
C’était un programme de rupture pour l’époque, bien plus que ce que propose le Nouveau Front populaire aujourd’hui. Néanmoins, il ne faut pas oublier que Léon Blum s’inspirait autant des idées d’extrême gauche et marxistes que du programme de Roosevelt aux Etats-Unis.
Peut-on voir des analogies entre le Front populaire de 1936 et le nouveau Front populaire de 2024?
Notre discipline n’aime pas trop faire ce genre d’analogies historiques. La France des années 30 n’est pas celle des années 2020. Le système politique n’est plus le même. Aujourd’hui, il est très présidentialisé.
A l’époque, la France était très rurale, elle est aujourd’hui très urbaine. Il y a néanmoins un rapprochement: l’étincelle qui fait prendre ces mouvements politiques, c’est la flambée de l’extrême droite. Un autre point commun est le fait que ces deux Fronts populaires sont des réactions vis-à-vis de politiques économiques libérales.
Autre point commun, le Front populaire de 1936 est absolument vent debout contre la concentration de la presse entre les mains de grandes fortunes. Il y a des similitudes avec l’attention du Nouveau Front populaire à conserver un service public de l’information.
Enfin, le Front populaire de 1936, comme le Nouveau Front populaire aujourd’hui, réunissait des partis très différents et loin d’être alignés. C’était même bien pire à l’époque: le PCF considérait que la SFIO comme des socio-fascistes, des social-traîtres. Il y avait pas mal de noms d’oiseaux qui volaient.
Quel regard portez-vous sur la prolifération des contre-vérités historiques?
En tant qu’universitaires, on vit très mal le fait que ce genre de fake news historiques puissent être colportées, notamment par des personnalités politiques. Il ne s’agit pas juste de fausses informations mais de jeter le discrédit sur toute une profession, sur les intellectuels en général. Cela donne l’impression que notre travail est inutile.
Cette petite musique qui s’installe introduit un climat de suspicion. Des étudiants me disent parfois: « Vous dites cela, mais Emmanuel Macron » ou « la ministre de la recherche » ou « Eric Zemmour a dit le contraire ». Ce genre de remise en question des disciplines historiques est de plus en plus fréquente, et malheureuse.
« Quand une fake news circule, même simpliste, la corriger prend bien plus longtemps que de la propager »
De la même manière que les climatologues peuvent faire face à des climato sceptiques, nous avons affaire à des historico sceptiques. Ces deux dernières semaines ont été particulièrement violentes à ce niveau-là. Est-ce que la parole latente s’est libérée? Est-ce qu’on vit une extrême droitisation soudaine de la société? Quoi qu’il en soit, on se sent assailli sur ces questions-là.
L’autre difficulté, c’est que quand une fake news circule, aussi simpliste soit-elle, la corriger prend bien plus longtemps que de la propager, et les gens qui la partagent seront souvent peu sensibles à nos explications.
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Publish date : 2024-06-28 18:00:00
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