Une surprenante « similitude » entre RN et Nouveau Front populaire
« Il faut que vous nous aidiez Sophie, j’aimerais présenter mes mesures économiques aux patrons, chez vous, mais sans la presse qui va s’empresser de le tuer dans l’œuf », lui enjoint la patronne du RN. La demande de Marine Le Pen est tentante.
Sophie de Menthon, qui l’avait déjà reçue en 2022, ne supporte plus le silence autour des propositions du Nouveau Front populaire et est prête à faire cette fleur au RN. Avant de se raviser devant l’initiative du Medef qui devait enfin recevoir, jeudi 20 juin, les représentants de tous les partis. Car, pendant une semaine, la réaction du patronat s’est fait attendre.
Pourtant, le programme économique du RN (corrigé un peu tous les jours) comme celui du Nouveau Front populaire agissent comme des épouvantails à patron. Le cabinet Asterès pointe même une surprenante « similitude » des choix de ces deux blocs politiques : dépenses non budgétées, programme de nationalisation, réforme des retraites, retour de l’ISF, baisse de la TVA… Mais ce n’est pas pour autant qu’ils sont prêts à mener le combat.
Une coalition de patrons
Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie, a beau les appeler à « se mouiller », rares sont ceux qui, comme le patron de la coopérative Biocoop, appellent à « faire barrage contre l’extrême droite ». La trouille au ventre devant l’idée que les extrêmes prennent les commandes, les réactions diffèrent.
Dès dimanche soir, une heure à peine après l’annonce de la dissolution de l’Assemblée, Mayada Boulos bombarde de SMS et de coups de fil les patrons figurant sur son carnet d’adresses. Parmi eux, la présidente de l’Afep, Patricia Barbizet, Jean-Pierre Clamadieu, président du conseil d’administration d’Engie, ou l’assureur militant Pascal Demurger (Maif).
Estimant que « l’entreprise est un objet politique qui ne peut plus se détacher de ce qui se passe dans la cité », la présidente exécutive de l’agence Havas veut monter une coalition de patrons pour prendre la parole contre le RN et appeler à voter pour la République. Compliqué ! « Ils restent globalement très frileux », regrette l’ex-conseillère communication de Jean Castex qui voit se dessiner trois catégories dans le refus d’expression des patrons.
« Dangereux pour notre économie »
Ceux dont le « risque de décrochage » est trop important vis‑à-vis de leurs salariés ou de leurs clients. C’est le cas d’un Alexandre Bompard, PDG de Carrefour, qui ne croit « pas que les Français attendent des chefs d’entreprise des positions partisanes ». Il faut dire que « la vague RN est tellement forte qu’elle a transpercé toutes les classes sociales, détaille un connaisseur du monde patronal. Beaucoup de cadres, d’employés… ont mis un bulletin RN dans l’urne ».
Deuxième catégorie : ces patrons qui considèrent qu’une prise de parole peut être contre-productive parce qu’elle serait perçue comme le fait d’une élite. Et enfin ceux qui souhaiteraient prendre position mais en sont dissuadés par leur conseil d’administration et se réfugient derrière la prise de parole de leur fédération.
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En ce mardi qui suit les élections européennes, le président du Medef est soucieux. Patrick Martin anticipe moins l’arrivée du RN à Matignon qu’une chambre introuvable. « Je suis dépité », confie-t-il, brûlant d’envie de réduire en lambeaux de nouveau les propositions du RN. « Il n’est pas susceptible d’assurer la prospérité de la France, il est très protectionniste, populiste sur les questions sociales, donc dangereux pour notre économie », déclarait-il en janvier dans la presse régionale.
« Le risque majeur du décrochage de l’économie française »
Cette fois, il se fait plus prudent. « Le Medef n’a pas vocation à s’exprimer sur la politique, mais à faire prendre en compte les enjeux économiques et sociaux du pays. » Et il renvoie dos à dos les « extrêmes » sur ces sujets, pointant « LFI singulièrement » et son programme jugé trop dépensier.
Cette ligne du « ni Rassemblement national, ni Nouveau Front populaire » est partagée par Michel Picon, le président de la U2P : « C’est très inquiétant pour l’économie du pays, assure-t-il. Il y a un manque de culture économique. Les deux camps vont précipiter la France dans l’abîme. »
Il aura fallu plus d’une semaine à l’Afep, qui réunit 117 des plus grandes sociétés françaises, pour pointer « le risque majeur du décrochage de l’économie française » mais – sacré prouesse – sans jamais citer ni le RN ni le Nouveau Front populaire ! Parler d’une même voix n’est pas toujours simple. Pascal Demurger ne dira pas le contraire.
Le RN plus « business compatible »
L’initiative poussée par le coprésident du mouvement d’économie solidaire Impact France (Maif, Biocoop, L’Occitane…) d’appeler à voter contre le RN, « danger imminent pour notre économie et notre démocratie », dans un communiqué commun publié le 12 juin n’a pas été du goût de tous. Regrettant « l’absence de toute condamnation de l’extrémisme de gauche », Philippe Zaouati, directeur général de Mirova (BPCE), a claqué la porte du mouvement patronal.
D’autres membres d’Impact France, dont les entreprises publiques comme La Poste ou la SNCF, sont dans une position inconfortable. « Nous sommes tenus au devoir de réserve », regrette un cadre dirigeant de l’une d’entre elles qui brûlerait de sortir du bois. Est-ce parce qu’il sait désormais qu’il ne sera pas reconduit à la tête d’ADP qu’Augustin de Romanet n’a pas de peine à dire qu’il est hostile « à la fois à LFI et au RN. Le premier a un discours antisémite et haineux, le deuxième, un discours xénophobe » ?
Mais dans les milieux patronaux, le vrai problème est ailleurs. Le programme du Nouveau Front populaire, très dépensier et antibusiness, sème la panique. L’expression « le choix entre la peste et le choléra » devient un élément de langage. Surtout, les entrepreneurs misent sur un programme du RN plus « business compatible », voire amendable.
« Je suis en mode combat »
« Le RN fait moins peur aux patrons, avance l’un d’eux. Si l’extrême droite passe, ils pensent pouvoir faire du lobbying plus facilement auprès des parlementaires en recherche d’expertise. » Certains parient que Marine Le Pen et Jordan Bardella vont se transformer en Giorgia Meloni, la présidente du Conseil italien, qui n’a pas remis en cause la politique probusiness.
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Pas si simple ! rétorque Jean-François Rial, le PDG de Voyageurs du Monde. « Le problème avec Bardella c’est que son programme économique est proche de celui de Mélenchon. Contrairement à Meloni en Italie qui elle a un programme plus proche de celui de LR. »
Pour d’autres, le RN n’a pas changé. « Je suis en mode combat, brandit Angelo Gopee, le directeur général de Live Nation, leader du spectacle vivant. Je n’ai aucun doute sur le fait que le racisme, qui est déjà très présent dans notre pays et auquel je suis confronté tous les jours, va franchir une nouvelle étape. Je pense qu’avec un gouvernement RN, il sera décomplexé, amplifié et institutionnalisé. »
« Il n’y a pas de raison de ne pas parler à ces partis »
D’aucuns s’inquiètent déjà pour leur business. Après une semaine marquée par l’effondrement de la Bourse de Paris et la remontée des taux, Emmanuel Pradère, à la tête d’Experienced Capital, propriétaire du Slip Français, a dû, comme beaucoup d’entrepreneurs, annuler un rachat. « Quand le compte d’exploitation sera touché, les réactions seront peut-être moins feutrées », glisse le conseiller et essayiste Alain Minc.
Au petit matin du 8 juillet, le réveil pourrait piquer sérieusement. Comment se comporteront les Arnault (LVMH, actionnaire de Challenges), les Huillard (Vinci) ou Pouyanné (TotalEnergies) face au blocage des prix du carburant ou à l’indexation des salaires sur l’inflation ? Certains sont dans le déni, d’autres se projettent.
« Il n’y a pas de raison de ne pas parler à ces partis, estime Augustin de Romanet. Quand ils vont découvrir les contraintes économiques, ils vont rapidement déchanter, surtout que le grand sujet de l’année prochaine, c’est le budget. » Une poignée de patrons ont déjà franchi le pas. Fin novembre 2023, Henri Proglio a déjeuné avec Marine Le Pen chez Laurent. Un déjeuner au vu du Tout-Paris des affaires. C’est Alain Noqué, l’ancien directeur des relations extérieures de l’Union des industries des métiers de la métallurgie, aujourd’hui encarté au RN, qui gère ce genre d’approche.
Ces patrons qui parlent à l’oreille de Marine Le Pen
La famille Dassault, qui a confié à l’ex-PDG d’EDF la présidence de son comité des sages, a laissé faire. Olivier Andriès, le directeur général de Safran, a lui aussi rencontré la présidente du RN, « il est de mon devoir de répondre aux questions d’un responsable politique qui sollicite un rendez-vous ».
La normalisation gagne du terrain mais le monde patronal résiste encore. Le RN est plus efficace dans son débauchage de hauts fonctionnaires. C’est le job en coulisse de François Durvye, polytechnicien très discret, directeur général d’Otium Capital, le fonds de Pierre-Edouard Sterin. Il fait partie de ces patrons qui parlent à l’oreille de Marine Le Pen. Il œuvre pour la rapprocher des sphères économiques.
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D’autres dirigeants ne se résignent pas. Dans la Sarthe, Sylvie Casenave-Péré, présidente de Posson Packaging, s’est décidée à aller au combat sous les couleurs de la majorité présidentielle face à… Marie-Caroline Le Pen, la sœur de Marine. Fidèle à l’injonction de Bruno Le Maire, elle « mouille la chemise ».
L’union sacrée de la CGT et de la CFDT contre le RN
Pas une voix pour le RN. C’est le message de Marylise Léon et de Sophie Binet, les deux leaders CFDT et CGT. Depuis dix jours, elles écument les plateaux télé pour dénoncer le programme de l’extrême droite qualifié d’antidémocratique et xénophobe. « Notre pays peut basculer dans le fascisme, tonne la cégétiste. Plus que jamais, il y a besoin de multiplier les mobilisations dans la rue et les entreprises. » Les deux centrales ont appelé à manifester le 15 juin, avec le renfort de la FSU et de Solidaires, mais sans fédérer les trois autres syndicats représentatifs, FO, la CFTC et la CFE-CGC. Avec un succès relatif : 640 000 personnes ont défilé dans toute la France selon la CGT (250 000 d’après le ministère de l’Intérieur).
Mardi 18 juin, la CGT a même appelé explicitement à voter pour le Nouveau Front populaire lors des élections législatives, au vu de « la gravité de la situation ». Une décision rare : le deuxième syndicat français a coutume d’appeler à faire barrage contre l’extrême droite, mais sans donner de consigne de vote.
Reste que les syndicats doivent composer avec la frange de leurs militants séduite par le parti de Jordan Bardella. « Comme dans la société française, les centrales sont touchées par la vague RN », relève Bernard Vivier, directeur de l’Institut supérieur du travail. Selon notre sondage Harris Interactive, 24 % des personnes proches de la CGT, 22 % de celles de la CFDT et 34 % de celles de Force ouvrière ont voté pour la liste Bardella aux européennes. Une onde de choc.
Par Florian Fayolle
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Publish date : 2024-06-19 10:00:00
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