La Croix : Comment regardez-vous, à partir de votre travail sur cette période, la dénomination choisie par les partis de gauche pour ces législatives ?
Michel Winock : Une dénomination approximative à vocation mythique. Le Front populaire de 1936 est resté longtemps à gauche un moment fort de son histoire. Cela pour deux raisons : l’unité réalisée entre des partis et mouvements politiques habitués à se faire la guerre entre eux. Les voilà rassemblés au nom de l’ « antifascisme ».
Mais sans doute le plus important a été le mouvement de grève sans précédent qui a suivi la victoire électorale des trois grands partis de gauche. Ces grèves de juin 36 ont poussé le gouvernement du socialiste Léon Blum à prendre de fortes mesures de politique sociale, dont la plus mémorable est certainement celle des congés payés. Les images, les photographies des travailleurs découvrant la mer ont imprégné les mémoires.
Dans quel contexte le Front populaire a-t-il accédé au pouvoir en 1936 ?
M. W. : La formation du Rassemblement populaire devenu « Front populaire » a une double origine. La journée de manifestation sanglante du 6 février 1934 par les ligues devant le Palais-Bourbon a provoqué une demande d’union des gauches contre le fascisme menaçant, une volonté très répandue d’unifier des forces de gauche qui se faisaient la guerre, en particulier la fin des attaques incessantes du PCF contre le Parti socialiste, désigné comme « social-traître » ou « social-fasciste ».
La journée du 6 février n’a nullement décidé le Parti communiste à changer de ligne. Il faut attendre la fin de juin 1934 pour que celui-ci propose un pacte d’unité d’action aux socialistes. C’est que, entre-temps, la stratégie de Staline et du Komintern a pris un tournant. Le maître du Kremlin, qui est aussi le chef du communisme international, a pris, à retard, la mesure du danger hitlérien.
La grande manœuvre va être l’appel à tous les partis communistes de faire alliance avec les socialistes et avec la bourgeoisie libérale pour faire obstacle au nazisme. À partir de ce virage exécuté avec obéissance par le PCF, l’union socialiste-communiste va s’enrichir de l’adhésion du parti radical – jusque-là le premier parti politique français. Un programme limité est signé entre les trois partis, qui vont, pour les élections, appliquer la « discipline républicaine », c’est-à-dire laisser au second tour, dans chaque circonscription, l’avantage au candidat de gauche le mieux placé.
Quel en fut le bilan ?
M. W. : Le bilan politique est médiocre, puisque le gouvernement Blum a été renversé par le Sénat, où les radicaux s’opposaient à ce qu’ils appelaient la politique « ouvriériste » du gouvernement. N’oublions pas que le parti radical représentait largement les travailleurs indépendants, artisans, commerçants, une partie des paysans, petits chefs d’entreprise qui n’ont pas supporté les nouvelles charges de la politique sociale pesant sur eux. L’union des gauches s’est définitivement brisée en 1938. Le résultat économique est médiocre, les effets désastreux de la crise économique mondiale en France n’ont pas été surmontés.
De la politique sociale, restent avant tout les deux grandes lois, sur les 40 heures (de travail par semaine) et sur les deux semaines de congés payés, la scolarité obligatoire portée à 14 ans (Jean Zay), la création des comités d’entreprise, les fondations d’une politique culturelle, etc. Par la suite, des décrets-lois ont assoupli la loi des 40 heures au moment où le réarmement imposait un surcroît de travail, tandis que l’inflation a annulé les augmentations de salaires. Mais les congés payés ont en quelque sorte immortalisé le Front populaire. Pour le comprendre on doit savoir ce qu’était la condition ouvrière de l’époque et ce que pouvaient représenter des vacances.
Que représente le Front populaire dans l’imaginaire collectif français ?
M. W. : Je ne sais ce qu’il en est aujourd’hui, à une époque où la connaissance de l’histoire n’est pas bien fameuse. Pour les Français les plus âgés, de sensibilité de gauche, le Front populaire a été une grande étape dans l’histoire de l’émancipation ouvrière.
La figure de Léon Blum ne tend-elle pas aujourd’hui à s’imposer pour elle-même ?
M. W. : Comme Jean Jaurès, Léon Blum est une référence pour les Français de gauche. Mais il a été durement, violemment même attaqué par les communistes, on l’a peut-être oublié aujourd’hui. Marxiste de formation, il a évolué vers la social-démocratie, c’est-à-dire un socialisme démocratique et réformiste, comme l’atteste son ouvrage À l’échelle humaine.
Désireux d’ouvrir le parti socialiste après la Seconde Guerre mondiale, notamment aux résistants chrétiens, il a été mis en minorité par les instances de son parti dont Guy Mollet a pris la tête. Mais, au-delà des réalités partisanes, Blum impose le respect, même à nombre de ses adversaires, par son courage, son intelligence et cette forme de modération, nullement synonyme d’immobilisme ou de conservatisme, qui fait si souvent défaut dans les discours de gauche.
Quels sont les mythes autour de cette période, à gauche et à droite de l’échiquier politique ?
M. W. : Avant tout le mythe de l’union des forces populaires. Mais aussi le mythe de l’antifascisme : face aux travailleurs unis, le fascisme ne passera pas. Et celui d’une législation sociale obtenue par les luttes du mouvement ouvrier : c’est à ce moment- là que la CGT et la CGTU, les deux grands syndicats français, ont fusionné dans une seule CGT, que les communistes finiront par contrôler après la guerre.
Il faut voir les images, photos et films, sur les occupations d’usine et autres établissements, c’était une première, et cela concernait des salariés qui souvent n’avaient jamais fait grève, qui n’étaient pas syndiqués : qu’on songe en particulier aux employées des grands magasins. Cette grève a été vécue comme un bonheur par les grévistes (ce n’est pas tous les jours qu’on voit la lutte des classes se manifester au son de l’accordéon) et comme un cauchemar pour les possédants. Pour les électeurs de droite, le Front populaire a représenté un début d’apocalypse, la menace du Grand Soir.
Au vu de ces différents éléments, est-ce une référence qui peut aujourd’hui porter la gauche ?
M. W. : Peut-être pour une partie de la gauche, la partie la plus âgée. Mais, quand je vois la décrépitude dans laquelle est tombé le réflexe de « défense républicaine », encore agissant en 2002 contre Jean-Marie Le Pen mais complètement désactivé face au Rassemblement national, j’ai des doutes sur l’actualité de la formule. Les grands associés de 1936, que sont-ils devenus ? Le PCF n’est plus qu’une butte-témoin, le parti radical survit à l’état de fantôme, et le PS qui était arrivé en tête aux élections de 1936 s’est fait souffler son leadership par LFI. Le Front populaire de Léon Blum n’était pas dominé par l’extrême gauche.
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Publish date : 2024-06-14 09:37:47
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