« Le Nouveau Front Populaire est le seul à dire comment la France va trouver des ressources pour investir dans l’avenir »

Thomas Piketty est professeur à l

LA TRIBUNE – L’extrême droite est aux portes du pouvoir en France. En tant qu’économiste, comment expliquez vous cette percée spectaculaire d’un parti nationaliste et xénophobe au pays des droits de l’homme ?

THOMAS PIKETTY – Si on ferme les portes du débat économique et social et que l’on explique que l’Etat peut seulement contrôler ses frontières et l’identité des individus, on se retrouve 20 ans plus tard avec des débats sur les garde-frontières. C’est un échec collectif. Il y a la responsabilité très forte de ceux qui ont promu l’idée qu’on ne pouvait pas taxer les plus riches. Mais la gauche n’a pas réussi à mener cette bataille intellectuelle et politique. Au delà des querelles d’égo, je pense que l’union des gauches peut amener une majorité de députés à l’Assemblée nationale. Cela va dépendre aussi de l’électorat du bloc central entre les deux tours. Rien n’est joué.

La campagne électorale a plus porté sur les sujets d’identité et moins sur l’économie ou la fiscalité.

Oui, je suis d’accord. Il y a une responsabilité d’Emmanuel Macron qui s’est mis à dénoncer « la gauche immigrationniste ». C’est un vocabulaire associé au Front National (FN) et au Rassemblement national (RN). Faire cela à 10 jours d’un scrutin où le RN est aux portes du pouvoir est un naufrage intellectuel et politique.

Le thème des inégalités a été peu débattu par les candidats lors de la campagne des élections européennes et celle des législatives en France. Pourquoi ce sujet pourtant majeur n’est-il pas plus évoqué ?

Le discours dominant porté par le bloc au pouvoir a contribué à laisser penser qu’il n’y avait aucune alternative sur la politique économique. Le message a été tellement propagé qu’une grande partie de l’électorat est résignée et désabusée. Ce discours porte le repli identitaire du bloc national et du RN. Si ce discours explique que l’on ne peut pas faire payer les plus riches, la seule solution qu’il reste est de s’en prendre aux plus pauvres et aux immigrés. Le débat politique tourne beaucoup autour de cette opposition. Cette bataille politique et intellectuelle est loin de se terminer. En réalité, il y a un besoin d’investissement dans la santé, la formation, la recherche, les infrastructures. Ces besoins demandent une mobilisation importante des ressources publiques. Cela doit passer par une mise à contribution des plus riches. On peut prétendre le contraire en s’endettant pour financer ces investissements. Mais à la fin, cela fait de l’inflation. Il y a un bloc qui prétend récupérer plein de ressources en s’en prenant à l’aide médicale d’Etat mais ce n’est pas là qu’il y a des dizaines de milliards d’euros. On reviendra à la question inévitable des inégalités.

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Sur la fiscalité, vous plaidez pour un impôt sur le revenu plus progressif. Or, la plupart des programmes, à l’exception de celui du Nouveau Front Populaire, propose plutôt des baisses d’impôt. Comment expliquez vous cette réticence du bloc du centre et des droites nationalistes à vouloir mettre en place une telle fiscalité ?

Les blocs du centre et de la droite sont dans le déni. Leurs programmes prétendent poursuivre les baisses d’impôt. Mais il y a moins de médecins généralistes qu’il y a dix ans, des départements se retrouvent sans maternité. Si la France ne mobilise pas de ressources publiques dans cette direction, elle va devoir faire appel à des ressources privées. Au final, cela coûtera plus cher. Ce système sera beaucoup plus inégalitaire et beaucoup moins efficace. Les Etats-Unis dépensent l’équivalent de 20% de leur PIB dans la santé, notamment privé avec des indicateurs de santé lamentables.

Pourquoi avez vous signé, avec 300 autres économistes, une tribune pour soutenir le programme économique du Nouveau front populaire ?

J’ai signé avec 300 économistes une tribune soutenant le programme du Nouveau Front Populaire (NFP) pour une raison importante. C’est le seul programme qui explique clairement comment la France va trouver des ressources pour investir dans l’avenir. Si la France est devenue une économie hautement productive et compétitive, c’est grâce à l’investissement dans le capital humain et dans la formation. Sur une longue période, c’est une grande leçon d’histoire économique. Actuellement, la richesse par heure travaillée est de plus de 60 euros contre seulement 3 euros il y a un siècle. Comment est-on passé de 3 euros à 60 euros ? Ce n’est pas grâce aux premiers de cordée qui deviennent toujours plus riches. C’est parce que l’ensemble de la population active et de la main d’oeuvre est devenue beaucoup mieux formée et est en meilleure santé.

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L’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche en 2017 et le vote en faveur du Brexit traduisent un mécontentement. La mondialisation a-t-elle joué un rôle dans cette montée des nationalismes de droite en Europe et aux Etats-Unis ?

Les gouvernement de centre droit et de centre gauche ont été beaucoup trop loin depuis les années 90 dans la libéralisation commerciale et financière. Cette libéralisation sans régularisation s’est accompagnée de pertes d’emplois industriels extrêmement rapides. Beaucoup d’électeurs ont eu l’impression d’être abandonnés par ces blocs au pouvoir. Aux Etats-Unis, beaucoup de comtés ont voté en faveur de Trump là où il y avait des destructions d’emplois dans l’industrie. En France, beaucoup de circonscriptions frappées par l’intégration commerciale européenne et mondiale ont eu l’impression d’avoir été délaissées. Face à cela, le programme du RN n’apporte pas de réponse. Le RN prévoit de supprimer l’impôt sur la fortune immobilière. Il s’agit de faire des cadeaux fiscaux aux multi-millionaires immobiliers. Est ce que cela va résoudre les difficultés de tensions immobilières sur les communes littorales ? Il faudrait mieux aider ceux qui ont moins de ressources et qui essaient d’accéder à la propriété.

Au lendemain des élections européennes, vous revenez sur la chute brutale du bloc central à 15% au Parlement européen dans votre dernière étude « Le début de la fin de la tripartition ? », co-signé avec l’économiste Julia Cagé. Comment expliquez vous cette baisse importante par rapport à 2019 ?

La fragilité du bloc central-libéral s’explique par une base sociale très étroite. D’un point de vue descriptif, on n’a jamais vu un vote à ce point biaisé en faveur des classes sociales favorisées dans l’histoire électorale de la France. Avec notre dernier ouvrage, « Une histoire du conflit politique (Seuil, 2023) », nous avons deux siècles de recul. Quand on classe les communes des plus pauvres aux plus riches, la pente du bloc central est très forte. La France ne peut pas être gouvernée avec seulement des classes sociales favorisées. L’effritement de ce bloc s’est accéléré entre 2022 et 2024. Après avoir appelé la gauche à voter pour lui lors de la dernière présidentielle, Emmanuel Macron n’a fait aucun effort pour rassembler le pays. On l’a vu sur la réforme des retraites par exemple.

Vous évoquez également un processus d’embourgeoisement du bloc libéral-national (RN, LR, Reconquête). Comment ce phénomène s’est-il opéré ?

Ce bloc correspond à l’alliance entre Jordan Bardella, Eric Ciotti et Marion Maréchal. Cette coalition rassemble des profils sociologiques très différents. Au départ, le vote RN décroît avec la richesse alors que le vote LR et Reconquête sont des votes très bourgeois. Il y a eu un rapprochement sur l’embourgeoisement. Entre 2022 et 2024, le vote RN a progressé dans les communes les plus riches. Ce phénomène se voit également dans les enquêtes individuelles. Au delà des catégories ayant des revenus supérieurs à 3.000 euros, le RN a fait des scores de 31% aux européennes, un niveau quasi équivalent à la moyenne nationale. En 2022, le RN était très en dessous de son score moyen dans les tranches de revenus les plus élevées.

Comment le vote RN a-t-il évolué dans les communes les plus riches de France ?

Dans le 1% des communes les plus riches, le RN était à 60% de son score moyen national en 2022. C’était une très forte décote dans les communes les plus bourgeoises. Zemmour et LR faisaient 200% de leur score national. Dorénavant, le RN fait 80% de son score national dans les communes les plus riches de France. Le processus de diffusion du vote RN dans les classes privilégiées est extrêmement rapide. Les votes LR et Reconquête sont devenus encore plus forts dans les communes les plus riches. Au total, toutes ces composantes montrent un profil de vote bourgeois plus élevé dans les communes les plus riches que dans les communes les plus pauvres.

Ces résultats permettent-ils d’expliquer la stratégie du RN en faveur des catégories plus favorisées ?

Cela permet d’expliquer pourquoi Jordan Bardella fait plutôt le choix de faire une pause sur les promesses sociales. Il a fait le choix de rejoindre une approche plus libérale, proche de celle d’Eric Ciotti et de Marion Maréchal.

Est-ce pour vous la fin du bloc central cher au président Emmanuel Macron ?

Oui, c’est la fin du bloc central. La démocratie a besoin d’alternances avec des coalitions de droite et des coalitions de gauche. Cette vision où l’on dramatise toute alternance et on explique qu’il y a un bloc « raisonnable » au centre et des « extrêmes » de chaque côté complètement dangereux pour le pays n’est pas raisonnable du tout. Cette position revient à disqualifier la démocratie elle-même. Cette vision est très malsaine pour l’idée de souveraineté populaire.

Quel regard portez vous sur les recompositions en cours sur l’échiquier politique ?

Le processus en cours d’une union des droites autour d’un bloc national libéral et une union des gauches autour d’un bloc plus sociétal, écologiste et internationaliste est une bonne chose pour la démocratie. Chaque bloc a des choses à apporter dans leurs expériences et leurs visions du monde. Le libéralisme peut avoir sa cohérence et le nationalisme aussi d’une certaine façon, même si je trouve qu’il peut être dangereux et porteur de tensions. Il faut prendre sérieux ces programmes et ces idéologies pour ce qu’ils représentent.

Vous dites que les fractures territoriales ont plus participé à la tripartition en trois blocs que les inégalités de richesse. Comment l’expliquez vous ?

La grande nouveauté des dernières décennies est qu’il y a une fracture territoriale record depuis un siècle entre le vote des villages et petites villes et le vote des grandes agglomérations. On s’est habitués à ce que le monde urbain vote plus à gauche que le monde rural. C’est vrai dans l’histoire électorale des deux derniers siècles. Sauf qu’entre la Seconde guerre mondiale et les années 80, cet écart était assez faible. Depuis les années 90, ce clivage territorial a atteint des niveaux inconnus. Il ne faut pas mélanger ce clivage territorial aux clivages liés à la richesse. Il y a des classes populaires à la fois dans le monde urbain et dans le monde rural.

Comment faire pour que la démocratie retrouve un nouvel élan ?

Pour que la démocratie fonctionne, il est souhaitable que le clivage social l’emporte sur le clivage territorial. Aujourd’hui, on en est loin. Le vote en faveur de la France Insoumise (LFI) était assez peu clivé sur le plan territorial en 2019. En 2024, LFI a fait 50% de son score dans les villages et 170% de son score national dans les métropoles. Il y a un fossé territorial qui s’est crée. Ce fossé va dans le sens de la perpétuation d’un système politique assez instable. Les gauches et la droite vont avoir des difficultés à former des majorités cohérentes car les classes populaires restent divisées entre l’union des droites et l’union des gauches. La gauche devrait réussir à reconquérir une partie de l’électorat populaire dans les villages. Je pense que l’on va dans cette direction. Beaucoup d’électeurs populaires du RN ont vu que l’alliance formée par le RN, Ciotti et Marion Maréchal veut supprimer des milliers de postes de fonctionnaires et beaucoup de services publics. Chez les électeurs qui croyaient dans le message social du RN, beaucoup pourraient quitter ce bloc très vite. Une partie des électeurs vont réaliser que voter pour Ciotti ou Marion Maréchal, c’est de l’ultra libéralisme. Cela n’a plus rien à voir avec le soit disant discours social du RN. Cette fracture territoriale va se tasser mais cela va prendre du temps. Il y a évidemment une responsabilité des partis de gauche.

Propos recueillis par Grégoire Normand

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Publish date : 2024-06-28 04:00:00

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