Loin des contre-vérités actuelles, à quoi ressemblait vraiment le Front populaire en 1936?

Loin des contre-vérités actuelles, à quoi ressemblait vraiment le Front populaire en 1936?

C’est un cas d’école de lutte mémorielle. En évoquant la mémoire de l’été 1936 et du Front populaire, la gauche rassemblée dans le cadre du Nouveau Front populaire fait appel à un imaginaire qui associe congés payés, réduction du temps de travail et élan collectif. À ce récit s’en oppose un autre, mobilisé cette fois (un peu) par la droite et (beaucoup) par l’extrême droite: même en ayant eu un bilan positif, le mouvement emmené par Léon Blum aurait préparé la défaite de juin 1940 avant d’abattre la IIIe République. Contexte, clichés, idées reçues et demi-vérités… Petit panorama pour s’y retrouver.

1. Le Front populaire est né dans une atmosphère politique d’une violence tellement inouïe…

Si l’ambiance politique actuelle n’a rien de franchement apaisé, la violence débridée qui caractérise la France du milieu des années 1930 se situe un cran plus haut. Usé par la crise économique de 1929, chauffé à blanc par l’affaire Stavisky en janvier 1934 (un escroc lié aux milieux politiques), le pays est sous tension et l’antiparlementarisme se réveille.

Le 6 février 1934 en est resté le symbole: place de la Concorde à Paris, des manifestants mobilisés pour l’essentiel par l’Action française, le mouvement nationaliste et royaliste de Charles Maurras, convergent pour protester contre le départ du préfet de police de Paris, Jean Chiappe, réputé proche des ligues. La manifestation vire à l’émeute, la réponse policière se solde par quatorze morts et plusieurs dizaines de blessés dans les rangs nationalistes. La gauche, elle, voit dans l’émeute du 6 février une fracture profonde, une tentative de l’extrême droite de prendre le pouvoir. Ce qui va progressivement la conduire à s’unir dans le cadre du Front populaire.

Celui-ci, d’ailleurs, répond largement à une volonté de la base militante. Le 12 février 1934, deux cortèges de manifestants décident de fusionner en scandant «unité!»: le premier s’est réuni à l’appel du Parti communiste français (PCF), le second de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), l’ancêtre du Parti socialiste, dirigé par Léon Blum. Les appareils politiques renâclent d’abord, avant que le PCF n’accepte de discuter avec la SFIO dans le cadre d’un «pacte d’unité d’action» entre socialistes et communistes.

L’expression «Front populaire» apparaît dans le journal L’Humanité et dans les meetings de Maurice Thorez, secrétaire général du PCF, dès le mois d’octobre 1934 pour désigner cette union que le Parti radical rejoint l’année suivante, avec une double symbolique: le Front populaire naît officiellement le 14 juillet 1935, sur la place de la Concorde, sur les lieux de l’émeute du 6 février 1934.

2. …que Léon Blum a bien failli y rester avant même d’arriver au pouvoir

La violence ne retombe pas pour autant, au contraire. Comme Jean Jaurès en 1914, Léon Blum devient une cible vivante et il manque d’y laisser sa peau, le 13 février 1936. Ce jour-là, Léon Blum croise par hasard dans Paris un groupe de Camelots du roi, des militants royalistes excités depuis des années par les éditoriaux que Charles Maurras ou Léon Daudet publient dans le plus puissant des journaux royalistes, L’Action française.

Tandis que Léon Daudet y insulte la terre entière à longueur de colonnes, l’antisémite pur et dur qu’est Charles Maurras ne cache pas ses intentions meurtrières. Socialiste, antifasciste et juif, Léon Blum coche toutes les cases pour déclencher la rage de Charles Maurras, qui écrit en octobre 1935 à son sujet: «À défaut de guillotine, le couteau de cuisine suffirait.»

Maurras wrote in 1935 that Blum was “human detritus” and deserved to “shot, but in the back.” After his arrest in 1936, he again called for Blum to be killed. (Screenshots are from the Action Française newspaper, April 1935 and May 1936.) pic.twitter.com/bAXDzJtUIP

— Colin Kinniburgh (@colinreads) February 13, 2021

Prise d’assaut, la voiture de Léon Blum ne résiste pas longtemps et la scène vire au lynchage. Aux cris de «Blum au poteau!», les vitres explosent, un camelot se saisit d’un éclat de verre et tente de le poignarder. Le front ouvert, Léon Blum ne doit la vie sauve qu’à la présence d’esprit de sa voisine, Germaine Bonnet, qui se couche sur lui pour le protéger. Secouru par deux agents de police qui s’interposent, Léon Blum parvient à se réfugier in extremis dans un immeuble de la rue de l’Université.

Dans cette ambiance délétère, les élections législatives de 1936 se soldent par une victoire incontestable du Front populaire: le 3 mai, l’union de la gauche l’emporte avec près de 58% des voix. Sur les 610 nouveaux députés, 386 appartiennent au Front populaire, dont 149 pour la SFIO et 72 au PCF. La violence ne retombe pas, au contraire: le 14 mai, Charles Maurras qualifie de nouveau Léon Blum de «détritus humain». Le 4 juin 1936, le chef de la SFIO est pourtant nommé président du Conseil. Le Front populaire est aux affaires.

3. «Le Front populaire n’a pas vu venir la guerre»

Diffusée dès le début des années 1940 par le régime de Vichy, cette accusation ressurgit aujourd’hui. Dans cette perspective, Léon Blum redevient le principal inculpé du procès de Riom (au début de l’année 1942), qui devient bien sûr le procès du Front populaire, jugé en somme pour trahison.

Une formule de Léon Blum lui est notamment reprochée: celle où il se dit «partagé entre la honte et un lâche soulagement», qu’il prononce au moment des accords de Munich, en septembre 1938, quand le Royaume-Uni du Premier ministre Neville Chamberlain et la France de son homologue Édouard Daladier se préparent à lâcher la Tchécoslovaquie (qui sera annexée par l’Allemagne nazie en mars 1939).

Au lendemain des accords, le 1er octobre 1938, Léon Blum est toujours sur la même ligne: «La guerre est écartée. Le fléau s’éloigne. On peut reprendre son travail et retrouver son sommeil. On peut jouir de la beauté d’un soleil d’automne. Comment ne comprendrais-je pas ce sentiment de délivrance puisque je l’éprouve?» Léon Blum changera rapidement d’avis, mais on a déjà vu plus lucide. À sa décharge, ce sentiment va bien au-delà de sa personne et du Front populaire, mais ce pacifisme est depuis décrit par ses adversaires comme une naïveté, un aveuglement.

Le 7 septembre 1936, le Conseil des ministres du Front populaire adopte un plan pour l’armement terrestre qui dépasse largement les demandes de l’état-major.

Or, tout indique que ce serait… plutôt le contraire. Rappelons d’abord qu’au lendemain de l’épouvantable saignée humaine de la Première Guerre mondiale, le Front populaire n’est certainement pas le seul mouvement à suivre la ligne du «plus jamais ça». Le choix d’une tactique défensive face à un voisin toujours menaçant en témoigne: la ligne Maginot –dont les travaux commencent en 1929 sous un gouvernement de centre droit– en est le signe. Mais surtout et contrairement à une idée reçue, c’est bien sous le Front populaire que le budget des Armées explose.

Jusqu’en 1935, socialistes et communistes s’opposaient traditionnellement à la hausse des budgets militaires. Mais en 1936, l’arrivée du Front populaire au pouvoir coïncide avec les débuts de la guerre civile en Espagne (1936-1939), qui change entièrement la perspective. «Un véritable coup de théâtre pour moi», écrira plus tard Léon Blum. Si la France de Léon Blum –comme le Royaume-Uni conservateur de Stanley Baldwin (1935-1937)– choisit de ne pas intervenir dans le conflit, le changement de pied est non seulement radical, mais spectaculaire.

Le 7 septembre 1936, tandis que l’Allemagne poursuit parallèlement son réarmement, le Conseil des ministres adopte un programme quadriennal pour l’armement terrestre qui dépasse très, très largement les demandes de… l’état-major. Alors que l’armée réclamait 9 milliards de francs, le Front populaire monte le chiffre à 14 milliards et lance le même jour un vaste programme pour la construction de 1.500 avions de combat, le «plan II». Trois semaines plus tard, le même Front populaire lance un plan pluriannuel de trois ans pour augmenter les capacités de la marine, le programme Gasnier-Duparc (ministre de la Marine en 1936-1937).

Bilan des courses: en novembre 1938, lorsque le Front populaire finit par tomber, la défense représente 8,6% du budget de l’État, davantage donc que dans le Royaume-Uni conservateur (8%). À titre de comparaison, le budget militaire voté en 1934 par le gouvernement de Gaston Doumergue s’élevait à 3,4 milliards de francs, soit quatre fois moins que le budget initial voté en 1936. Oh, une dernière chose: le ministre de la guerre de l’époque (en 1934) était un certain… Philippe Pétain.

4. Les réformes sociales du Front populaire auraient coulé l’effort de guerre

Autre argument largement diffusé par le régime de Vichy et toujours tenace aujourd’hui: les réformes du Front populaire auraient compromis l’effort industriel en affaiblissant l’économie française, victime de la hausse des salaires et de la chute de la productivité –«c’est la faute à la semaine de 40 heures», en gros.

L’attaque vient tout droit de Philippe Pétain lui-même: dans son allocution du 20 juin 1940, il dénonce «l’esprit de jouissance [qui] l’a emporté sur l’esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu’on a servi. On a voulu épargner l’effort, on rencontre aujourd’hui le malheur.»

Dans le viseur du maréchal, la «fête sociale» de 1936: en augmentant les salaires (+12% en moyenne), en réduisant de 48 à 40 heures la semaine de travail et en instaurant les congés payés, le Front populaire aurait cédé aux revendications des syndicats pendant que l’Allemagne se réarmait et serait donc directement responsable de la défaite, CQFD. Dans les années 1980, l’économiste Alfred Sauvy reprend à son tour cette thèse: d’après lui, les réformes du Front populaire auraient empêché la reprise économique, entravé le réarmement et affaibli le pays.

S’il ne faut pas exonérer le Front populaire de toute critique face au désastre de 1940, les torts sont davantage partagés que dans le discours de ceux qui reprennent le récit pétainiste, parfois sans le savoir.

Et là, le débat devient plus complexe, comme la réalité. En 1935, l’industrie française de l’armement est encore artisanale pour tout ce qui touche aux armes nouvelles, c’est-à-dire à l’aviation et aux blindés. L’innovation est là, attention. Mais faute de s’être modernisé, le secteur est fragmenté en une multitude de PME, incapables d’augmenter les cadences pour répondre aux commandes de l’armée. D’où un monumental embouteillage dans les ateliers.

Mais là encore, le Front populaire prend plutôt les mesures adéquates. Le cas de l’aéronautique le montre. En 1936, Pierre Cot, ministre de l’Air de Léon Blum, entame un nécessaire mouvement de concentration en nationalisant une quarantaine d’entreprises, regroupées en six «sociétés nationales». Grâce à cet effort de rationalisation, il ne faut par exemple plus que 8.500 heures pour produire un avion de combat comme le Morane-Saulnier MS.406 à la fin de l’année 1938, contre… 30.000 heures en 1935.

De même, le nombre de blindés dont dispose l’armée française en 1939 n’a rien de ridicule sur le papier: 3.000, autant que du côté allemand. Mais ils sont dispersés sur toute la frontière, de la mer du Nord à la Suisse, sans pouvoir réagir à l’offensive des blindés allemands, concentrés sur un seul point précis de la frontière en mai 1940. Une question qui relève de l’état-major, pas d’une union de la gauche qui n’est alors plus aux manettes depuis des mois.

S’il ne saurait être question d’exonérer le Front populaire de toute critique face au désastre de 1940, les torts sont donc infiniment plus partagés que dans le discours de ceux qui reprennent le récit pétainiste, parfois sans le savoir.

Et les faits sont têtus: non seulement le Front populaire a été le premier à réarmer le pays, mais c’est bien ce choix qui a provoqué sa chute. Car si 1936 évoque immédiatement une sorte de période enchantée –trois femmes nommées sous-secrétaires d’État pour la première fois (Cécile Brunschvicg, Irène Joliot-Curie et Suzanne Lacore), les congés payés, les hausses de salaire, la réduction du temps de travail– et toutes ces nouveautés lui sont bel et bien dues, la plupart des réformes mises en œuvre par le Front populaire ne figuraient pour la plupart pas à son programme.

Confronté à la série de grèves qui frappe le pays avant même son arrivée au pouvoir, le Front populaire doit répondre à toute une série d’urgences en parallèle: les spéculations des marchés contre le franc, les attaques violentes de la droite, les attentes des milieux ouvriers et syndicaux, l’urgence de la guerre d’Espagne, la nécessité de débloquer une situation sociale explosive avec 12.000 grèves et près de deux millions de grévistes dans tout le pays…

En quelques semaines à peine, l’union de la gauche parvient à faire passer des mesures historiques dans les accords de Matignon (7 et 8 juin 1936): la semaine de travail de 40 heures, quinze jours de congés payés par an (que peu de travailleurs réclamaient étonnamment) et l’idée des conventions collectives par branche industrielle et dans chaque entreprise. Suit une impressionnante batterie de mesures économiques: une réforme de la Banque de France, le lancement d’une politique de grands travaux… C’est beaucoup, mais c’est à peu près tout.

Petit à petit, l’effort de réarmement vient ensuite «manger» les réformes sociales du Front populaire, décevant son électorat et provoquant des frictions de plus en plus béantes entre ses trois composantes –SFIO, PCF et Parti radical–, jusqu’à ce que ce dernier lâche ses deux partenaires, en novembre 1938.

5. Non, ce n’est pas le Front populaire qui a porté Pétain au pouvoir

Enfin, le discours qui veut que la gauche soit responsable de l’arrivée de Philippe Pétain au pouvoir en 1940 reste un des plus répandus à droite. On l’a vu ressurgir tout récemment sous la plume de nombreux éditorialistes dans l’intention évidente de décrédibiliser l’union de la gauche en 2024.

Commençons par le constat. Le 10 juillet 1940, en pleine débâcle militaire, ce sont de fait bien les députés élus en 1936 qui votent les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Par 569 voix contre 80 et 17 abstentions volontaires, le texte suivant est adopté: «L’Assemblée nationale donne tout pouvoir au gouvernement de la République, sous l’autorité et la signature du maréchal Pétain, à l’effet de promulguer par un ou plusieurs actes une nouvelle Constitution de l’État français. Cette Constitution devra garantir les droits du travail, de la famille et de la patrie.»

Cet argument a été largement repris depuis pour dire que le Front populaire aurait porté le maréchal Pétain au pouvoir. Sauf qu’on peut difficilement présenter les choses de manière plus malhonnête. Et ce, pour plusieurs raisons.

La première, c’est qu’à cette date, le Front populaire n’existe plus depuis bientôt deux ans en tant que rassemblement d’organisations. L’alliance a éclaté en novembre 1938 du fait du refus des radicaux de demeurer plus longtemps alliés aux deux partis marxistes: la SFIO et le PCF. Pour ce qui concerne plus particulièrement Léon Blum, il n’aura gouverné qu’un an, entre juin 1936 et juin 1937, puis quatre semaines en mars et avril 1938. Plus significatif encore: aucun des 79 députés communistes élus en 1936 n’est présent. Et pour cause, sur fond de pacte germano-soviétique1 – Signé quelques jours avant le début de la Seconde Guerre mondiale, le pacte Ribbentrop-Molotov prévoit l’invasion et l’occupation commune de la Pologne par l’Allemagne nazie et l’Union soviétique. Arrangement pratique entre deux ennemis jurés, l’accord permettait au IIIe Reich de se tailler des sphères d’influence en Europe de l’Est, tout en engageant les deux parties à ne pas s’attaquer durant dix ans. L’Allemagne a trahi l’accord en 1941 en attaquant l’URSS par surprise (l’opération Barbarossa). 1, ils ont été déchus de leur mandat dès le début de la Seconde Guerre mondiale et emprisonnés, pour plusieurs dizaines d’entre eux.

La deuxième raison, c’est que ce n’est pas la Chambre des députés qui siège en 1940, c’est le Parlement, c’est-à-dire la Chambre des députés et le Sénat, où le Front populaire était largement minoritaire. Dans une France qui est à cette date envahie aux deux tiers, tous les parlementaires n’ont d’ailleurs pas pu se réunir, loin de là.

La troisième, c’est que ce n’est pas ce vote qui abolit la IIIe République. Le 10 juillet 1940, c’est bien au nouveau gouvernement de cette dernière que l’on confie les clefs. Ce sont bien les trois premiers actes constitutionnels pris par Philippe Pétain, le 11 juillet, qui suppriment la République au profit d’un chef de l’État qui outrepasse largement le cadre du texte voté la veille, texte dont on oublie commodément la fin parfois: «[La nouvelle Constitution] sera ratifiée par la nation et appliquée par les assemblées qu’elle aura créées. La présente loi constitutionnelle, délibérée et adoptée par l’Assemblée nationale, sera exécutée comme loi de l’État.» Inutile de dire que jamais le maréchal Pétain ne promulguera de nouvelle Constitution et qu’aucune Assemblée nationale ne la validera entre 1940 et août 1944…

Source link : https://www.slate.fr/story/267353/contre-verites-actuelles-histoire-front-populaire-1936-blum-elections-legislatives-france-gauche?amp

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Publish date : 2024-06-26 17:55:05

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